Écrire comme on se tait

Note de Guillaume Poix

Une pièce de théâtre sans parole, tel est le défi que se sont lancés l’auteur Guillaume Poix et la metteuse en scène Lorraine de Sagazan pour leur première création à la Comédie-Française !
S’inspirant de l’œuvre d’Antonioni et de thèmes chers au cinéaste comme la fugacité de l’amour et l’instabilité de la perception, ils proposent au public une expérience immersive et sensible. Guillaume Poix nous livre la façon dont il a envisagé, en amont et durant les répétitions, l’écriture de cette pièce à découvrir comme on mène une enquête, à l’affût d’indices et au plus proche des comédiens et comédiennes.

Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver le chemin d’écriture du Silence.

Quand Lorraine de Sagazan m’a proposé de travailler à l’élaboration d’un texte dont la trace sensible en scène ne serait pas la parole, comme c’est presque toujours le cas au théâtre, mais le silence, j’ai reconnu le rêve, je crois, de tout dramaturge : celui d’écrire comme on se tait. Concevoir une pièce qui n’aurait pas besoin de se dire pour être comprise, et surtout ressentie – pleinement vécue. Faire parler l’intériorité des interprètes, la rendre tangible. Faire deviner leurs pensées et leurs sentiments sans le secours des mots. Ne pas les impliquer dans le jeu de la conversation. Chercher ailleurs pour que la présence des êtres s’exprime hors du langage. Faire taire celles et ceux qui sont pour nous les garants du verbe. D’une certaine manière, tuer ce qui, traditionnellement, fait théâtre.

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Passé l’enthousiasme, passé, aussi, les appréhensions – invisibiliser l’écriture n’était pas, pour l’écrivain que je suis, l’acte le plus rassurant (j’avais très peur des sarcasmes quant au caractère fictif de mon travail : si je n’entends pas le texte, c’est qu’il n’existe tout simplement pas) –, passé, enfin, les impasses des premières tentatives purement scénaristiques cherchant à transposer le mystère Antonioni, j’ai peu à peu trouvé la voix des personnages.

Avec Romain Cottard, essentiel collaborateur artistique, et Lorraine de Sagazan, nous parlions beaucoup de monologues intérieurs mais curieusement, je m’interdisais d’écrire au « je », ne trouvant pas comment donner chair à ce « je » intérieur. Je croyais devoir écrire non pas ce que les personnages diraient, puisqu’ils se tairaient, mais ce qu’ils penseraient pendant le temps de la représentation. Et je sentais que ce n’était pas juste. J’avais l’impression de profaner les interprètes, de leur dicter une partition totalitaire : leur imposer non pas quoi verbaliser mais à quoi songer.

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L’écriture s’est libérée quand j’ai compris qu’il me fallait d’abord écrire le passé des protagonistes. Les faire parler tour à tour de leur histoire personnelle à la manière d’un roman choral. Déployer la matière de leurs souvenirs, leurs phobies, leurs épreuves. Énoncer leurs désirs, leurs secrets, leurs dégoûts. Détailler leurs préférences, leurs habitudes, leurs hontes – tous les événements qui tracent les contours d’un être pris dans le temps de l’existence. Sur le ton de la confession, il s’agissait de donner à lire leur voix intérieure, la manière dont les personnages parlaient non pas les uns avec les autres, mais celle dont ils se parlaient à eux-mêmes.

C’est uniquement quand la matière accumulée a « criblé » chaque personnage et formé tout un roman que nous avons pu commencer à élaborer le récit de la représentation et en déterminer le scénario exact.

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À ce moment du travail, nous plongeant dans les écrits d’Antonioni, et notamment dans Ce bowling sur le Tibre, nous avons découvert un synopsis jamais tourné intitulé Le silence et dans lequel Antonioni détaille, en quelques lignes, l’idée d’un film qui raconterait l’histoire « de deux époux qui n’ont plus rien à se dire » – le silence entre ces deux êtres constituant la matière même de la fiction. Antonioni y propose d’« enregistrer pour une fois, non pas leurs dialogues, mais leurs silences, leurs paroles silencieuses. » C’est peu dire que cette découverte a confirmé l’intuition du spectacle et que cette notion de « parole silencieuse » a revitalisé l’écriture.

Dès lors, le texte s’est progressivement hybridé, appariant les monologues intérieurs aux notations didascaliques, mêlant le document et le poème, le récit et l’inventaire, la photo et l’aphorisme. Il s’est affirmé comme une invitation, un ensemble de matériaux tendu aux interprètes et dans lequel ils ont le loisir de puiser pour composer leur personnage et édifier leur monde secret – s’armer et s’emplir, disposés à entrer en scène chargés de cette vie tue que j’ai imaginée pour eux.

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Dans le spectacle, tout en porte la trace, tout bruisse de ces « paroles silencieuses », les corps comme les choses, les regards, les contacts, chaque vibration d’objet, chaque tressautement de chair – « tout chante » comme le dit Monica Vitti alias Giuliana dans Il deserto rosso. Aussi avons-nous accès à l’intimité des interprètes d’une manière inédite. Quelque chose de la vérité et du mystère de l’être nous est peut-être rendu dans ce face à face qui renoue avec ce que seul le théâtre peut offrir : de pures présences.

Photos de répétition © Jean-Louis Fernandez

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